A l’occasion d’un repérage photographique au Mozambique, sur les traces du photographe et ingénieur portugais José Henriques E Silva, pour un projet de film documentaire sur le thème de l’eau et la mémoire, j’ai rencontré Amissé Manuel, un pêcheur makhua.

Il y a quarante ans, José Henriques E Silva photographia une communauté de pêcheurs mozambicains, des makhuas, plusieurs années durant. C’est un libraire parisien qui, l’hiver dernier, me fit découvrir ce travail documentaire, quelques semaines avant mon premier séjour au Mozambique. Ces photographies, prises juste avant la guerre civile qui ébranla le pays, attisèrent ma curiosité pour cette communauté de pêcheurs. Quelle visage a cette communauté aujourd’hui ? C’est précisément ce qu’allait me révéler Amissé Manuel.

Amissé Manuel, donc, est pêcheur. Il a fui la guerre civile qui a tué depuis 1975 près d’un million de mozambicains, et trouvé refuge sur l’île de Mozambique, un des rares territoires épargné par le conflit. Avec ses «associés», tous pêcheurs indépendants, ils pratiquent une pêche artisanale qui connaît un essor considérable depuis une vingtaine d’année sur l’île de Mozambique. Plusieurs équipages sillonnent les eaux alentours, si bien que le poisson se cachent. Il faut parfois naviguer une heure ou deux heures avant de trouver un banc de poisson. Mais le poisson ne manque pas.

Le peuple makhua est considéré comme une éthnie originelle de la diaspora noire. Comme Goré au Sénégal, l’île de Mozambique fut en effet pendant des siècles, le passage obligé des navires négriers français, portugais, arabes, chinois ou japonais, qui y faisaient escale pour charger leurs cales de bois d’ébènes, des hommes, des femmes, des enfants makhuas, destinés aux plantations malgaches, brésiliennes, antillaises et américaines.

Aujourd’hui, de nombreux traits culturels makhuas se retrouvent de façon clairsemée en Haïti, à Cuba ou dans le sud des Etats-Unis, notamment dans la pratique du vaudou. Aussi, l’imaginaire makhua est-il une des nombreuses composantes de la pensée métisse américaine. Dans cette pensée métisse (Serge Gruzinski La pensée métisse), l’intérêt que soulève la question de la frontière est précisément que, rendue poreuse, la frontière révèle des espaces in between, souligne que « des frontières peuvent errer avant de s’arrêter sur des positions définitives, comme elles peuvent passer par des étapes transitoires ou aléatoires. Certaines continuent à se déplacer dans un cercle presque indéfini comme, dans l’Amérique coloniale, les frontières qui séparaient les différents groupes éthniques. ».

C’est précisément ces espaces «in between» que mon projet photographique et filmographique entend explorer dans une communauté telle que celle des pêcheurs makhuas du Mozambique.

Dans les eaux du canal du Mozambique, les Makhuas plongent en apnée et manoeuvrent avec leurs corps pour piéger les poissons dans leurs filets. Grâce à leur travail ces hommes échappent aux différentes formes de domination qui marquent la vie moderne, qu’elles soient des survivances de l’époque coloniale ou qu’elles procèdent de l’histoire plus récente du pays.

C’est dans ces mêmes eaux, qu’errent les esprits de leurs ancêtres esclaves qui périrent dans de nombreux naufrages de navires négriers. L’un d’eux, le Sao José, a été récemment retrouvé par une équipe du Slaves wreck project et exposé au Smithonian National Museum of African American History and Culture de Washington.

Ces ancêtres à qui l’on a volé leur esprit et leur raison en les arrachant de leur terre natale et ne leur laissant que leur seule force de travail, ce sont les mort-vivants, ou zombies, que l’on retrouve aujourd’hui dans le vocable vaudou de la Caraïbe ou du sud des Etats-Unis. Ils incarnent l’histoire de la colonisation, qui est en fait celle du processus de “zombification” généralisée de l’homme. Ils incarnent aussi l’histoire d’une quête, celle de la libération capable de restituer à l’homme l’usage de son imagination et sa culture. Dans un cycle destruction-création ces ancêtres disparus, les Esprits (minepa en makhua) tanguent entre deux forces : affronter la vie, ou affronter la lumière.

Cette série de photo, que j’ai prise avec un Leica M9 équipé d’un 35mm pré-asphérique, fut réalisée entre décembre 2016 et mars 2017 lors de différentes sorties en mer de 7-8 heures chacune. Elle fait échos à une phrase de Gaston Bachelard... « Disparaître dans l’eau profonde ou disparaître dans un horizon lointain, s’associer à la profondeur ou à l’infinité, tel est le destin humain qui prend son image dans le destin des eaux. ».

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