Le cerf Huah vivait sur une île au large des Highlands écosssais, l’île de Rùm. Ce sont les éthologues travaillant sur l’île qui l’ont appelé ainsi. Il était le jeune rival de Wisdom, le mâle dominant du Glen Kilmory, que je pistais justement le jour où je réalisais les premiers clichés de cette série.

Agenouillé dans les hautes herbes, j’observais Wisdom à la jumelle. Il semblait plus agité que d’accoutumé. La nervosité le gagnait mais il ne semblait pas décidé à quitter les lieux comme il le fait généralement quand un humain traverse son territoire. Instinctivement, pour une raison qui m’échappe encore, je me retournai. Mon regard fut attiré par une forme anormale dans les les herbes à une trentaine de mètres. Même avec les jumelles je ne parvenais pas à définir de quoi il s’agissait. Les herbes agitées par le vent brouillaient la scène. C’est en m’approchant que je distinguai des bois de cerf, immobiles, puis le cerf couché sur son flanc droit, mort. Dans mon dos, à une cinquantaine de mètres, Wisdom s’agitait encore. Mais il ne s’approchait pas et n’était pas menaçant. Enfin je compris. Ce cerf venait d’être terrassé par Wisdom encore galvanisé par le combat, le sang et la mort. Huah gisait devant moi le corps chaud, les yeux humides.

Je le photographiai. D’abord des cadrages larges, pris d’un monticule rocheux qui dominait la Je le photographiai. D’abord des cadrages larges, pris d’un monticule rocheux qui dominait la scène. Le vent balayait les hautes herbes et une lumière douce inondait la vallée. Le jeune cerf avait expiré son dernier souffle dans la clémence de ce paysage. Il y avait de la beauté dans ces minutes que je vivais. Je n’éprouvais aucune tristesse pour ce cerf auquel la vie avait offert une belle mort, à l’issue d’un combat où il avait joué son meilleur rôle, celui de prétendant au trône de Kilmory. C’était un presque roi. Et c’était dans l’ordre naturel des choses.

Dans son linceul d’herbes hautes un jeune cerf avait perdu la vie pour laisser le maître des lieux continuer de donner la vie. La mort soit. Mais la mort juste.

Dans son essai sur la crise du sauvage, L’animal et la mort, l’anthropologue Charles Stépanoff conclut que « l’un des plus puissants et épineux paradoxes de notre rapport moderne aux animaux est un mélange de sensibilité extrême et d’insensibilité endurcie.

Pour le philosophe Baptiste Morizot, “la crise écologique actuelle est en grande partie une crise de la sensibilité. Les oiseaux disparaissent de nos horizons en même temps que notre capacité d’entendre leurs chants, de les reconnaître et de nous y intéresser. Devant une prairie fleurie résonnant de myriades de cris, de bourdonnements, de messages d’amour et de menaces qu’émettent les passereaux, insectes et petits mammifères, nous n’entendons rien. Nous ne percevons que le silence reposant que l’on vient chercher à la campagne. » (Baptiste Morizot, Manières d’être vivants).

Quand je piste Wisdom, je fais bien partie de ce nous qui n’entend rien. Je ne sais pas interpréter son agitation et les messages qu’il émet probablement après avoir mis à mort son rival. Il faudra que je découvre le corps de Huah pour commencer à entendre et saisir à travers mon objectif cette réalité des non-humains.

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